top of page

La Soupe du chien

 

 

 

 

La soupe du chien

 

 

Les chiens ont toujours tenu un grand rôle chez mes parents.

De garde, de compagnie, de substitut à la tendresse que l'on ne se donnait plus entre adultes, de frère putatif même puisque ma visite toujours fêtée était annoncée au chien par cette exclamation qui sortait de la bouche de ma mère:" qui c'est qui vient? c'est ton grand-frère, ton grand-grand !"

La chienne Rita, avant dernière de la dynastie canine chez mes parents se tortillait de plaisir en jappant pour manifester son contentement au rappel du lien de parenté qu'elle avait donc avec moi.

Le premier dont je me souvienne s'appelait Botch, redoutable bâtard genre berger de Beauce aux yeux vairons qui un jour me mordit sans façons à la lèvre pour manifester son désaccord avec le jeu que du haut de mes cinq ans j'avais inventé avec lui sous la table de la cuisine, lui tirant par inadvertance les moustaches.

La frayeur de ma mère devant ma lèvre ensanglantée attira mon père avec sa carabine. À cet instant le pauvre Botch ne dut la vie sauve qu'à la fenêtre de la cuisine qui était grande ouverte. Il échappa ainsi à la balle de la 22LR que mon père semblait décider à lui loger dans le corps.

J'étais rassuré car je l'aimais bien malgré tout et puis il gardait la maison avec une autorité encore accentuée par ses yeux bicolores, nous protégeant des multiples dangers qui rôdaient sur ce plateau désert du Champ Le Boeuf.

Celui qui lui succèda fut mon préféré. Pipo, tel était son nom, avait un pelage fauve soyeux, des oreilles noires qui cassaient élégamment de chaque côté du museau et sans être aussi féroce que son prédécesseur, il ne permettait à aucun étranger de franchir la cour grillagée avant qu'on ne lui ait montré que le visiteur était attendu. À l'époque, nous avions même un deuxième chien, pelage blanc, queue en trompette qui portait le doux nom de Youki. C'était un fin chasseur des vipères qui abondaient sur notre territoire pierreux bordé de carrières encore en exploitation où ces gentilles bestioles pouvaient se prélasser en attendant de mordre nos jambes de galopins.

Les suivants m'ont laissé des souvenirs plus incertains, hormis un griffon grabataire, sorti de la SPA par pure compassion et qui avait la mauvaise habitude de pisser dans le tiroir de mon bureau lorsque j'omettais de le refermer.

Il fallait bien nourrir tous ces gentils compagnons. Ma mère s'y attelait avec détermination dès le petit matin. La cocotte-minute remplie de légumes, riz, et bas morceaux de viande cèdés gracieusement par le boucher, sifflait sur le gaz, envoyant par les rotations frénétiques de sa soupape un parfum capiteux difficilement conciliable avec la prise d'un petit-déjeuner pour des personnes non accoutumées.

Nos premiers chiens avaient leur niche dans la cour. Le chien Botch avait même droit à une chaîne qui courait le long d'un fil de fer fixée sur la facade pour l'empêcher de bouffer les visiteurs.

Plus tard, les chiens eurent droit au même confort que nous. Un couchage puant trônait dans l'entrée déjà rendue exigue par le porte-manteau en fer-forgé. Nous n'étions plus seul sur le plateau du Champ-le-bœuf et les risques d'attentats de la période des "événements d'Algérie" s'étaient éloignées, la carabine fut graissée et rangée, les chiens de garde se transformèrent en animaux de compagnie, partageant les petits événements du quotidien.

Le chien participait aux repas, regardait la télé, lové sur le canapé nouvellement acquis, pétait, ronflait comme son maître.

Une autre étape fut franchie quelques temps plus tard lorsque le chien eut accès au lit conjugal ou au moins à la carpette posée à côté.

Le chien prit ses aises, supportant difficilement qu'on lui rappelle à l'occasion qu'il avait été un jour un chien. Il revendiquait une place à part entière. Il ne lui manquait plus que la parole.

Ce dernier handicap fut habilement contourné par mes parents. A ce stade, je n'ose plus employer le terme de "maître" car on ne pouvait plus décemment voir dans leur relation avec le chien une relation inégalitaire. Ils lui prêtaient, en parlant à sa place toute sorte de sentiments, jugements sur le sens de la vie rien qu'en regardant son regard tellement expressif.

 

C'est ainsi que je devins "le grand frère" et qu'ils sombrèrent dans le gâtisme.

bottom of page